En Chine, une intelligence artificielle va diriger 6.000 (vrais) salariés

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La société chinoise NetDragon Websoft vient de désigner Mme Tang Yu comme PDG. Elle sera disponible 24h/24 et ne touchera aucun salaire, bien qu’elle dirige 6.000 salariés. C’est bien normal, car l’ultra-performante Mme Tang Yu est une intelligence artificielle. Un nouveau pas a donc été franchi dans l’irruption de la technologie au sein de structures humaines. L’écrivain Michel de Saint-Pierre disait, dans les années 1970, que l’on changeait de siècle tous les dix ans. On en est à six ou huit mois, désormais, non ? En quelques années, nous sommes passés du robot peintre en carrosserie à la PDG de milliers de salariés.

Une intelligence artificielle doit être programmée pour prendre des décisions autonomes. En ingurgitant des quantités faramineuses de données, de statistiques, d’études, de rapports, elle dégage des invariants ou des schémas qui lui permettent de prendre des décisions, sans affect mais avec les apparences de la rationalité. En d’autres termes, on pourrait se hasarder à considérer qu’une intelligence artificielle est si parfaitement humanoïde que ses angles morts émotionnels rejoignent ceux de certaines personnes atteintes du syndrome d’Asperger ou de certaines formes d’autisme : une intelligence si parfaitement géométrique qu’elle ne saisit pas les seconds degrés, les sous-entendus ou certaines émotions.

Ce serait pourtant faire fausse route. La naissance d’un individu, quel que soit son caractère ou son handicap, ses dons ou ses talents, relève d’un mystère complexe et proprement miraculeux, même si l’on ne croit pas en Dieu. C’est l’argument qu’utilisent, d’ailleurs, les opposants à l’avortement : toute vie créée naturellement étant unique, qui pourrait s’arroger le droit de la supprimer ? À l’inverse, l’intelligence artificielle est créée de toutes pièces selon un schéma précis et les paramètres qui lui sont fournis sont convenus à l’avance. L’intelligence artificielle, comme son nom l’indique, est un artefact. Son installation à la tête d’êtres humains pose plusieurs questions vertigineuses.

D’abord, l’entreprise ne prouve-t-elle pas ainsi son caractère profondément inhumain ? Mme Tang Yu proposera des plans sociaux, virera des salariés improductifs ou reviendra à 3 heures du matin pour répondre à un client sans jamais se plaindre. Un être humain est imparfait, soumis à certains raisonnements aléatoires. Pas la PDG de NetDragon. En gros, pour réussir dans le monde capitaliste, il faut donc être, littéralement, une machine. Raison pour laquelle les traits de caractère génériques des psychopathes (absence d’affect, narcissisme, indifférence aux autres, absence de valeurs) sont si précieux pour faire son trou dans le monde politique, médiatique ou commercial. Ensuite, les imperfections humaines sont-elles réellement devenues des défauts ? Un monde lisse et rentable, administré par des machines qui gouvernent des esclaves humains, c’est le décor du film Matrix. C’est peut-être le monde que veulent les dirigeants humains, jusqu’au moment où leurs créatures les surclasseront. Le grand écrivain de science-fiction Asimov n’aurait jamais imaginé ça.

La dernière question semble encore plus importante. L’autorité, à moins de la considérer comme un ensemble de « recettes » managériales sous forme de « team building », laborieusement « implémentées » par des diplômés d’école de commerce, relève au contraire de la mise en jeu totale de soi, avec toutes ses qualités et tous ses défauts. Un bon chef, à la différence de Mme Tang Yu, n’est jamais irréprochable : ce qu’on lui demande, c’est d’être exemplaire. La différence a son importance : c’est l’imperfection qui donne son poids au « leadership », la capacité à vaincre parce que l’on pense différemment, parce que l’on n’applique pas brillamment les schémas.

Diriger, commander, gouverner, c’est faire se rencontrer une personnalité riche et sincère (celle du dirigeant, du chef) et un groupe social (une entreprise, une armée ou un peuple) qui adhère à cette mise en danger, à cette surexposition volontaire (qui ne doit pas s’immiscer dans le privé pour autant). La question est vite réglée, avec Mme Tang Yu : elle n’a pas de vie privée puisqu’elle n’a pas de vie, puisqu’elle n’est pas vivante.

Il y a quelques mois, une intelligence artificielle avait terminé d’écrire la Dixième Symphonie de Beethoven, dont l’écriture avait été interrompue par la mort du compositeur. Interrogé à ce sujet, le pianiste de jazz André Manoukian avait répondu qu’il croirait à la créativité des machines le jour où une intelligence artificielle aurait un chagrin d’amour. Cette belle réponse vaut pour la direction d’entreprise, qui a plus d’un point commun avec la création artistique. Mme Tang Yu n’aura jamais de « jour sans », jamais de problème de train, jamais de vacances de rêve à raconter, jamais d’enthousiasmes insensés, et ne fera jamais de pari fou. Elle n’aura jamais de discussions enflammées avec ses collaborateurs, ne partagera pas un café et une clope avec Gégé, de la compta, qui est en plein divorce. Ce sera un chef précis et efficace, qui aura – ironie du sort – tous les défauts que les femmes reprochent caricaturalement au management masculin.

Arnaud Florac, BV

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