Éric Zemmour : enquête sur le programme économique et social de Reconquête

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Articles  :  Fev. 2022Jan. 2022 –   Dec. 2021 –   Nov. Facebook : https://www.facebook.com/ORTF-News-107572991571884

La ligne économique du candidat Zemmour suit trois enjeux stratégiques bien distincts mais terriblement contradictoires. Primo : le libéralisme est un fait social total. Deuxio : minimiser la question économique au nom d’une vision civilisationnelle plus élevée. Tertio : se distinguer de Marine Le Pen en la dépassant par sa droite. Dans cette grande enquête en trois volets sur le programme économique et social d’Éric Zemmour, David L’Épée examine l’un après l’autre ces trois enjeux et en étudie les conséquences sur le programme du parti Reconquête.

Zemmour, on ne lui ôtera pas ça, est un homme d’idées. Il a sur la plupart de ses rivaux à droite l’avantage de ne pas mépriser l’approche philosophique des choses sous prétexte de « réalisme » (terme souvent utilisé comme simple synonyme d’opportunisme). Marcel Gauchet pense même que cet élément intellectuel est ce qui, chez lui, le rattache encore à la gauche, souvent plus attentive que la droite à ce rapport dialectique au réel. « Je dirais, commente le philosophe, que l’élément de gauche chez lui est la passion des idées, une dimension assez étrangère à sa tradition politique. Il pense qu’on peut gagner intellectuellement. Ce n’est pas dans les gènes de la droite, dont la pente fondamentale est le pragmatisme.1 » Ce qui n’empêche pas l’ex-chevénementiste repenti de dénoncer, dans son dernier livre, les jacobins d’hier et d’aujourd’hui (on devine Mélenchon dans son viseur) dont la « montée aux extrêmes » serait « portée par un mélange détonant d’avidité et de culte très français du verbe et de l’abstraction »2. Avant d’être un candidat articulant des propositions économiques précises (ce qui est assez nouveau chez lui et ce à quoi l’a contraint son nouveau statut de candidat à la présidentielle), Zemmour est un journaliste qui lit beaucoup et qui ne s’interdit pas de penser. C’est de toute évidence un homme intelligent et il comprend la complexité des enjeux de l’époque, davantage sans doute que ce qu’il laisse entendre par ses déclarations qui, elles, au contraire, tendent de plus en plus souvent à des simplifications abusives et à des oppositions binaires.

Le lecteur de Marx et de Michéa

On peut voir, dans cette démarche (étudier des idées complexes, les digérer et les recracher sous une forme manichéenne et parfois caricaturale), une sorte de démagogie sujette à caution. Mais il aurait tort de s’en priver puisque dans son public, même ceux qui ne sont pas tout à fait dupes applaudissent. C’est le cas par exemple de l’ancien juge d’instruction Philippe Bilger, qui reconnaît en Zemmour ce travers tout en l’appréciant précisément pour cela : « Récusant toute nuance, affichant une appétence sans limites pour la globalisation et le systématisme, Zemmour renverse, comme un guerrier cultivé, les misérables précautions, les prudents accommodements dont face à lui on a l’habitude d’user, écrit-il. Personne n’a besoin d’un traducteur quand il regarde et écoute Zemmour, maître dans la capacité à rendre simple le compliqué et évident l’incertain.3 » Ce trait-là, en revanche, est bien de droite : faire passer le manque de nuances ou de subtilités non pas pour une forme de paresse ou de facilité rhétorique mais pour une expression du « parler vrai », une forme de virilité intellectuelle qui, en refusant de couper les cheveux en quatre, fonce dans le tas et donne de grands coups de pied dans la fourmilière. C’est cette même virilité de posture qu’on trouve de plus en plus souvent dans l’arsenal stylistique de toute une nouvelle génération de youtubeurs de droite qui – au-delà du défouloir et de l’amusement que peut provoquer un discours énergique réduit à une succession de saillies – perd en pertinence et en vérité ce qu’elle gagne en punchlines et en gesticulations. Un homme ça s’empêche, disait Camus, lequel préférait associer la vertu virile au courage.

Parmi les idées de Zemmour donc, il en est une qui nous intéresse particulièrement et qu’il a défendue assez brillamment au fil des années. Je veux parler de la critique du libéralisme comme fait social total, sans dissociation possible entre sa forme économique (le capitalisme) et ses applications morales, culturelles ou sociétales, que la gauche persiste à défendre sans saisir la contradiction à laquelle elle s’expose. Je me souviens, sur le plateau de Laurent Ruquier, de passes d’armes mémorables entre l’auteur du Suicide français et des personnalités censément communistes telles que Marie-Georges Buffet ou Clémentine Autain. Le chroniqueur, déployant une analyse rigoureusement « marxienne », leur donnait une véritable leçon de lutte des classes, leur clouant le bec l’air de leur dire : « Puisque vous voulez jouer la carte marxiste, jouons-la jusqu’au bout, allons au bout du raisonnement ; voilà ce que vous devriez logiquement dire et penser, voilà devant quelles conséquences inéluctables vous reculez ! » Pointant leurs contradictions et leur double discours, il révélait qu’il avait mieux compris qu’elles les principes du matérialisme dialectique, il citait Georges Marchais, il démontrait l’impossibilité (pour reprendre une formule de Jean-Claude Michéa) de dépasser le capitalisme sur sa gauche. Et ces réquisitoires anti-libéraux, il ne les réservait pas qu’à la gauche mais les adressait aussi à la droite, et même au centre, ce qui l’amenait en 2006 à reprocher à François Bayrou de proposer un programme « classiquement libéral »4. Ne pourrait-on pas aujourd’hui lui faire, à lui, le même reproche ?

L’antilibéralisme de Zemmour qui nous plaisait

En 2016, dans son essai sur le conservatisme, Laetitia Strauch-Bonart décrivait ainsi cet aspect de la pensée zemmourienne : « Si Zemmour s’en prend au libéralisme économique, c’est en grande partie parce qu’il l’accuse de faire le jeu de l’individualisme moral et, de ce fait, de déstructurer la société. Selon lui, l’équation se déploie dans les deux sens : le libertaire embrasse sans mal le libre marché, qui accompagne ses désirs égoïstes, tandis que le libéral au sens économique est conduit, peu à peu, à se convertir au libéralisme moral, application logique d’une liberté économique débridée dans le domaine moral.5 » Les lecteurs d’Éléments savent que nous sommes nombreux dans la rédaction à partager cette analyse et je dois confesser que ce Zemmour-là ne me déplaisait pas. Son anti-libéralisme d’alors s’accompagnait par ailleurs, sur le plan politique, d’un positionnement souverainiste et républicain, autres caractéristiques qu’il a en grande partie abandonnées ces dernières années.

Pourtant, dans son dernier livre, dans son livre de campagne, il revient brièvement sur cette critique anti-libérale en rappelant, judicieusement, le tournant marqué par l’accession de Giscard a la présidence. « Giscard a compris avant tout le monde que nous étions passés de la République des citoyens à une société des individus, écrit-il. Quinze ans avant Régis Debray et ses entrechats sur république et démocratie. Vingt ans avant les livres de Jean-Claude Michéa et son alliance entre les libéraux et les libertaires. Cette alliance, Giscard l’a façonnée entre lui et lui. À la fin de son septennat, Reagan et Thatcher sonnaient les trompettes de la révolution libérale ; mais celle-ci ne concernait que l’économie. Seul Giscard avait compris que le libéralisme était un projet total, économique et surtout social. Pour lui, la politique n’est plus dans la recherche du bien commun, ou la grandeur de la France, mais dans la quête du bonheur individuel.6 » On ne saurait mieux dire. Dès lors, comment Zemmour peut-il prétendre aujourd’hui dissocier les deux faces du ruban de Möbius libéral en continuant de condamner le libéralisme culturel tout en proposant un programme nettement orienté dans le sens du libéralisme économique ?

Éric Zemmour : les métamorphoses d’un antilibéral

Si Éric Zemmour est longtemps resté évasif quant à ses positions économiques, sa candidature l’a obligé à clarifier ses choix. Prônant une « économie de l’enracinement et de la transmission », il parle dans son programme d’« inciter fortement les consommateurs et la commande publique à favoriser les fournisseurs nationaux ». Inciter : c’est tout ? C’est un peu court… Deuxième volet de notre grande enquête sur le programme économique et social d’Éric Zemmour.

Le meilleur moyen, quand on a fait profession d’anti-libéralisme durant des années, de se convertir aux vertus du libre marché, c’est encore en effet de le faire en ayant l’air de ne pas y toucher, en ne l’assumant pas complètement, en détournant l’attention vers autre chose. C’est là une vieille différence entre la droite libérale et la droite « nationale » : la première, assez franche et très au clair avec ses idées, promeut sans complexe et ouvertement une ligne résolument capitaliste ; la seconde hésite, louvoie, et finit par faire la même chose que l’autre mais sans l’admettre et en espérant que ça ne se voie pas trop. C’est là le fond de l’imposture « nationale-libérale » (oxymore intenable) à laquelle j’ai déjà consacré plusieurs articles dans Éléments1. Zemmour est-il tombé dans cet écueil ? On peut le craindre.

Dans le numéro de janvier de Causeur, Cyril Bennasar, fervent soutien de Zemmour, livrait sur quatre pages une défense de son candidat2 en répondant vigoureusement à diverses attaques portées contre lui. Parmi les thèmes abordés : les accusations de racisme et de misogynie, la querelle autour de Pétain, l’immigration, l’islam, le terrorisme… Pas un mot sur l’économie ! Ce silence en dit aussi long sur les zemmouriens que sur leurs détracteurs de gauche, lesquels réagissent de façon quasi-pavlovienne dès qu’il est question de sexisme ou de xénophobie mais ne sont pas dérangés outre-mesure par la composante très libérale du programme de Reconquête. Ce petit jeu à base de polémiques sociétales arrange tout le monde : cela permet à la gauche de noyer le poisson pour éviter que ne soient mis en lumière ses reniements, et cela permet à la droite de faire croire que pour elle ces questions économiques-là sont secondaires.

Le bel idéal des gens qui n’ont pas faim

Le chef de Reconquête cite fréquemment Lamartine, en qui il dit puiser une certaine inspiration. Le fait est qu’à certains égards il lui ressemble effectivement – mais pas forcément pour les raisons qu’il croit. Le 15 octobre 1849, Lamartine lançait l’avertissement suivant : « Prenez garde au matérialisme abject, au sensualisme abrutissant, au socialisme grossier, au communisme crapuleux, à toutes ces doctrines de chair et de sang, de viande et de vin, de soif et de faim, de salaire et de trafic. » Que reprochait-il aux « partageux » ? De penser avec leur estomac, de réduire la politique à une affaire de pain plutôt que de l’élever à la hauteur d’un idéal, à quelque chose de plus noble, de plus spirituel. D’autres belles consciences bourgeoises ont pu tenir des propos similaires récemment au sujet des Gilets jaunes, de leurs « fins de mois » et de leurs « frigos vides ». Aux moins bien lotis et à l’étroitesse de leurs vues politiques on oppose le bel idéal des gens qui n’ont pas faim, qui s’affranchissent d’autant plus facilement du matérialisme qu’ils ne subissent aucune contrainte d’ordre matériel. Jérôme Sainte-Marie le démontre bien lorsqu’il écrit : « Avez-vous remarqué combien les gens aisés détestent parler d’argent ? Et plus encore de l’origine de leur argent ? Ils préfèrent vous entretenir de leurs goûts, leur spiritualité, leur terroir… »3

S’en prendre à l’exigence de justice sociale, à la lutte contre les inégalités ou au besoin de solidarité nationale est un discours difficile à tenir en démocratie car profondément impopulaire. Et pourquoi tenir un langage si rude alors qu’on peut tout aussi bien parler comme Lamartine et dire qu’il faut dépasser le matérialisme, ne pas toujours parler d’argent, redonner une place prépondérante aux valeurs ? Deux façons très différentes de dire à peu près la même chose. Même Les Échos, peu suspects de socialisme, note que Zemmour « rassure, gomme, et lorsqu’il est poussé dans le diable des détails, il dit vouloir rehausser le niveau du débat »4. C’est aussi par exemple le discours que tient Marion Maréchal depuis plusieurs années. « Si les questions matérielles sont importantes dans le débat démocratique, disait-elle dans un entretien en 2019, elles peuvent être dépassées. D’autres sujets mobilisent politiquement les populations, notamment les questions d’identité, de sécurité, de transmission, de destinée commune. La vertu d’institutions telles que la nation est de dépasser les antagonismes purement matériels et sociaux pour créer un futur commun à partir d’un passé commun. »5 Notre ami Jean-Yves Le Gallou, qui a rejoint récemment l’équipe de campagne de Zemmour (on ne peut pas toujours être d’accord avec ses amis), est lui-même un adepte de cette hiérarchisation des enjeux, comme il l’exprime sans ambages dans un texte publié le 3 octobre dernier sur le site de la fondation Polémia et qui s’intitule « Présidentielles 2022 : l’économie n’est pas le destin »

Rejeter l’économisme pour évacuer la question sociale

C’est la stratégie qu’a toujours privilégié une certaine droite : attaquer l’« économisme » pour ne pas avoir à se saisir de la question de la répartition des biens, des rapports capital-travail, de l’exploitation au sens marxiste. Ne pas se saisir de ces questions permet de continuer sans rien changer, de perpétuer le système économique tel qu’il est. L’astuce, bien sûr, c’est de prétendre embarquer le capitalisme dans cette même critique, de rejeter dans un même mouvement toutes les doctrines qui font de l’économie le pivot de leur vision du monde. Renvoyant dos à dos libéralisme et socialisme, Zemmour écrit : « Ce sont les faces d’une même pièce : matérialisme, économisme, mondialisme. Et juridisme, et individualisme, et hédonisme. Leur opposition est factice. »6 L’ennui, c’est que dans les faits, ces belles paroles ont toujours servi à condamner uniquement le socialisme sans que son prétendu frère ennemi, le capitalisme, ne soit le moins du monde remis en question. Le programme de Zemmour pour l’élection présidentielle atteste de ce « deux poids deux mesures ».

Rejeter l’économisme pour évacuer la question sociale. Zemmour semble avoir sacrifié à ce travers puisque même face à Macron, qui n’est pas précisément un bolchevik, il déclare : « Le raisonnement du président Macron s’arrête à l’économie : il pense que la croissance pourrait tout résoudre, tandis que je ne veux pas occulter l’Histoire, les inconscients collectifs, bref tout ce qui fait un peuple. »7 Qui, a priori, pourrait le contredire ? Il est évident que le peuple français a une identité, une histoire, et que la France est bien davantage qu’un rapport comptable ou une fiche de salaire. On ne saurait lui donner tort sur cette nécessité d’élever le débat et d’avoir un véritable projet de civilisation, certes. Mais dans cette droite-là, balayer la question économique d’un revers de manche revient souvent à faire passer en douce les mesures les plus libérales tout en captant l’attention de l’opinion avec de grandes déclarations sur la nation ou la religion. Au peuple on parle de patrie, de valeurs, d’identité, d’immigration, en lui expliquant que tout cela est bien plus fondamental que ces mesquines histoires de pouvoir d’achat ou de niveau de vie ; aux bourgeois on assure que rien ne changera et que la machine capitaliste continuera de tourner comme avant – on ajoutera simplement quelques bannières tricolores sur le fronton des usines, rien de plus.

Zemmour prétend vouloir « récompenser le travail et le mérite », comme il l’a dit le 5 février dans son meeting de Lille. Quand on a dit ça, on n’a encore rien dit. Quelles sont les mesures qu’il préconise ? Baisse des impôts sur les sociétés, baisse des cotisations, exonération des charges, défiscalisation des heures supplémentaires, recul de l’âge de la retraite. « Travailler plus pour gagner plus » : il s’approprie, sans ironie aucune, la formule de Sarkozy. « Il faut à nos entreprises plus de respiration et donc il faut baisser les impôts et les charges et alléger la réglementation »8 déclare-t-il dans un entretien. Le candidat, qui se dit toujours « gaullo-bonapartiste »9 et se réclame de Barrès et de Péguy, ne semble pas avoir retenu, de ces deux auteurs, la féroce critique du pouvoir de l’argent et des ravages que le capitalisme fait subir aux peuples qui s’y livrent. Sous prétexte de lutte contre l’immigration, il se saisit de la question des aides sociales : si celles-ci servent de pompe aspirante pour attirer en France toute la misère du monde, autant réduire ces aides à la portion congrue, explique-t-il. Voilà qui illustre parfaitement l’expression « jeter le bébé avec l’eau du bain »… Il est en effet question dans son programme de « réduire la voilure en matière de dépenses sociales, en instaurant notamment une préférence nationale en matière d’attribution des aides sociales ». L’idée est judicieuse – mais ce qui inquiète, dans cette formulation, c’est le non-dit que sous-entend ce petit mot : notamment

Éric Zemmour : du danger de dépasser Marine Le Pen sur sa droite

En délaissant l’anti-libéralisme de ses débuts pour se rallier à la droite du capital, le candidat Éric Zemmour a fait un choix tactique qui le distingue du « Ni droite ni gauche » de Marine Le Pen. Troisième volet de notre grande enquête sur le programme économique et social d’Éric Zemmour.

L’ennui, quand on se présente comme candidat à une élection présidentielle en France en prétendant défendre la nation, lutter contre l’immigration et rallier le vote patriote, c’est que ce créneau-là est déjà occupé par une vieille famille difficile à déloger. Courir derrière Marine Le Pen en criant « moi c’est pareil mais en mieux ! » ne paraissant pas une tactique efficace pour la devancer, il semble plus judicieux de se distinguer d’elle en proposant une offre différente de celle du Rassemblement national. Sur un plan purement politicien ça se tient. Sur quoi Zemmour va-t-il faire porter cette distinction, sur quel sujet va-t-il affirmer sa différence avec sa rivale ? Sur la question sociale et économique.

Il va dès lors attaquer la candidate du RN en la présentant sous les traits d’une étatiste ennemie de la libre entreprise, s’affirmant face à elle comme l’homme providentiel de la vraie droite, celle des intérêts patronaux et de la défense de l’économie. « Marine Le Pen a un programme socialisant, moi pas »1, déclare-t-il dans un entretien à Valeurs actuelles. Ce n’est pas tout à fait faux dans la mesure où, comparativement, le RN a connu, depuis plusieurs années, une certaine inflexion anti-libérale. L’essayiste Jean Alcoba, qui l’a fréquentée pendant un certain temps à l’intérieur du parti, écrit dans un pamphlet paru il y a quelques années qu’il lui reconnaît, en dépit des critiques parfois virulentes qu’il lui adresse, d’avoir tenté de « sortir le Front de son libéralisme étroit pour le colbertiser »2. On se souvient de certaines déclarations de Marine Le Pen, pendant la campagne présidentielle précédente, laissant entendre qu’effectivement elle était passablement éloignée du programme actuel de Zemmour : « Certains de mes adversaires prônent la disparition progressive de l’État, ou en tout cas sa contraction au maximum, au motif que financièrement nous ne pourrions plus nous le permettre, disait-elle (pensant sans doute à Fillon). Je pars d’un constat clair : l’État a été démissionnaire. Et je crois que la loi du marché n’est pas un concept magique capable de réguler l’intégralité des équilibres d’une société. »3

Zemmour est-il moins protectionniste que Marine Le Pen ?

Dans son programme de 2017, elle prônait par exemple la retraite à soixante ans ainsi que la renationalisation de plusieurs secteurs importants de l’économie française. Ça ne suffit certes pas à faire d’elle une socialiste mais il n’en demeure pas moins que ceux qui, à gauche notamment, tentent de renvoyer dos à dos les deux candidats nationalistes leur font un mauvais procès. À noter que tous ne tombent cependant pas dans cette facilité. Ainsi Jean-Yves Camus écrit-il dans le Charlie Hebdo du 15 décembre dernier : « Zemmour est donc moins protectionniste que Marine Le Pen, il reste un libéral-conservateur qui croit que l’incitation suffit à modifier des comportements économiques qui sont dictés par la logique du profit ou la contrainte du revenu. » Cette frilosité de Zemmour à l’égard du protectionnisme explique son refus farouche d’entrer en matière sur l’éventualité de sortir de l’euro. Il a d’ailleurs déclaré sur LCI que pour lui « le grand marché est la seule chose de bien dans l’Europe ».

Sans surprise, cette fracture entre protectionnisme et libéralisme recoupe une fracture de classes de l’électorat respectif des deux candidats. « C’est un candidat beaucoup moins inquiétant que Marine Le Pen pour les patrons »4, confiait cet automne Stanislas de Bentzmann, PDG de Devoteam, à un journaliste de Marianne. Le 22 octobre dernier, Zemmour déclarait dans une conférence de presse : « Marine Le Pen n’a pour elle que des classes populaires, elle est enfermée dans une sorte de ghetto ouvrier et chômeur, qui sont des gens tout à fait respectables et importants, mais elle ne touche pas les CSP+ et la bourgeoisie. » Comme le notait assez justement Saïd Mahrane dans Le Point, « situer ces classes populaires dans un “ghetto”, quand on est soi-même plébiscité par une bourgeoisie patrimoniale de droite, est pour le moins méprisant », ajoutant que l’auteur du Suicide français n’avait pas toujours nourri ce type d’idées et que son actuel « libéralisme économique va à l’encontre d’un protectionnisme de plateau télé longtemps par lui défendu »5. Comme le note Alain de Benoist, son électorat potentiel, qui n’est pas sans rappeler celui qui soutint le RPR en son temps, recoupe essentiellement « des anciens électeurs de Fillon et de Bellamy, des CSP+ et des cathos versaillais », soit cette « moyenne bourgeoisie qui craint pour son avenir et son identité parce qu’elle s’inquiète de son insécurité culturelle, mais très peu d’une insécurité économique »6. Le candidat a beau jeu, dans son dernier livre, de remercier son « public de sans-culottes »7 : ce n’est pas faire injure à Stanislas Rigault et ses camarades que de dire qu’ils nous rappellent moins les sans-culottes, les Chouans ou les Gilets jaunes que les cadets de la jeunesse dorée. Et cela s’explique aisément : comme nous l’avons rappelé plus haut, les aspirations politiques des populations ne sont pas de pures idées désincarnées, elles correspondent à des sociologies bien précises.

Dans un reportage de L’Express paru en octobre dernier, un cadre LR (que le journaliste ne nommait pas mais qui envisageait de voter Zemmour) expliquait que selon lui « cette ligne libérale-conservatrice correspond[ait] à l’aspiration majoritaire de l’électorat de droite »8. Face à Marine Le Pen, Zemmour ne se présente pas tant comme le champion de la bourgeoisie que comme le fédérateur des droites, tentant de rallier sous une même bannière le précaire à gilet jaune et le patron du CAC 40. Mais attention, si vous lui objectez que les conditions matérielles déterminant le quotidien des uns et des autres ne sont pas les mêmes et pourraient bien susciter des aspirations radicalement différentes, il vous reprochera sans doute de sombrer dans la réduction « économiciste » ! De toutes façons, il l’a dit clairement, au risque de contredire ce qu’il avançait il y a quelques années encore : il ne croit plus à la lutte des classes. « Je réconcilie les Français aisés et les Français qui ont du mal à boucler leurs fins de mois, déclare-t-il. Je suis un gaulliste, donc je refuse la lutte des classes. »9 Posture qu’il a confirmée lors de son meeting à Lille le 5 février en se présentant comme « le président de la réconciliation des classes »10. Seulement on se demande bien quels pourraient être les intérêts communs de deux populations aussi différentes, voire aussi antagonistes ! Comme l’observe Jérôme Sainte-Marie, « Zemmour semble demander pour le moment surtout des efforts aux catégories populaires, au nom du patriotisme, sans toucher aux intérêts matériels des classes supérieures, qui seraient bien servies »11. L’alliance incongrue de la carpe et du lapin ne peut se faire qu’au détriment de l’un des deux et il n’est pas difficile de deviner lequel…

Le zemmourisme est-il un « national-macronisme » ?

Pourtant, loin de prendre la mesure de cette contradiction (mais la notion de droite – tout comme celle de gauche d’ailleurs – n’est-elle pas aujourd’hui intrinsèquement contradictoire ?), Zemmour semble décidé à poursuivre sur cette voie tout au long de sa campagne, au risque de ne rien proposer d’autre qu’un énième avatar de fillonnisme, en un peu plus musclé. Dès lors, les engagements d’Éric Zemmour en faveur du recouvrement de la souveraineté nationale pleine et entière (n’est-ce pas cela la « reconquête » prioritaire ?) peinent à convaincre. Comment, en effet, fonder un protectionnisme rigoureux sur de simples incitations éthiques et sur un appel non contraignant à la responsabilité sociale des patrons ? Au nom de quelle abstraction le candidat peut-il fonder sa légitimité sur la « réconciliation » de classes sociales aux intérêts antagonistes ? Comment prétendre mettre fin à la libre circulation des personnes sans se donner les moyens de reprendre le contrôle sur la libre circulation des marchandises et des capitaux ? Est-il possible d’ouvrir encore davantage les vannes du libre-échange sans se laisser déborder et tout en entretenant l’illusion de maintenir cette « fluidité » du capital dans les strictes frontières nationales ?12 Quant à vouloir dissocier le libéralisme sociétal du libéralisme économique, condamnant l’un et sanctifiant l’autre, n’est-ce pas l’exact reflet inversé de l’imposture de la gauche contemporaine dénoncée par Zemmour durant tant d’années ?

Car enfin, un candidat de l’opposition, et a fortiori de l’opposition nationale, ne devrait-il pas rompre franchement avec la ligne politique du pouvoir, celle qu’a incarnée pendant cinq ans Emmanuel Macron ? La rupture, la reconquête française, ne peuvent pas se limiter à rhabiller de bleu-blanc-rouge la vulgate libérale, ses lois et ses règlements, sans toucher aux racines du problème, sans quoi elle n’est qu’un simple miroir aux alouettes. Tous ceux que Macron a tant fait souffrir, à commencer par les classes populaires et les éléments les plus précarisés des classes moyennes, aspirent sans doute à autre chose qu’à une bancale synthèse « nationale-macroniste »… Or, à l’issue de sa mue libérale – dictée vraisemblablement par une simple tactique électorale – Zemmour ne semble plus en mesure des proposer les changements de fond qu’attend le peuple français. Car si, comme il l’a rappelé lui-même à la suite de Michéa, on ne dépasse pas le capitalisme sur sa gauche, il s’avère tout aussi illusoire d’essayer de le dépasser sur sa droite…

Lu dans Eléments de Civilisation

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