Barbès, le carrefour de toutes les combines

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Samir Lebcher travaille avec une matraque télescopique et une bombe lacrymogène à portée de main, et c’est bien légitime, car il exerce un métier difficile : marchand de journaux. Difficile, en effet, de vendre du papier à des gens qui n’en achètent plus. Difficile, surtout, de le faire au milieu d’un tourbillon nommé Barbès. L’emplacement de son kiosque, au coeur de ce carrefour populaire et cosmopolite du nord de la capitale, a pourtant de quoi faire saliver ses 326 confrères parisiens : à cheval sur quatre boulevards (Magenta, La Chapelle, Barbès, Rochechouart), trois arrondissements (9e, 10e et 18e), et deux lignes de métro (2 et 4), au pied d’une station dont 11 219 335 voyageurs ont franchi les tourniquets en 2017 ce qui la place au 15e rang sur 303.

Voilà quarante-deux ans que la famille Lebcher tient la baraque. Jean-Michel, le père, avait repris l’affaire en 1976. Jean-Paul Sartre et François Mitterrand sont venus lui acheter la presse; Léon Zitrone passait prendre son Paris-Turf le dimanche.

(…) Lundi 24 septembre, le kiosque de Samir est resté fermé. « Le samedi d’avant, une personne s’est fait arracher son collier en or juste devant, raconte-t-il . Ça ne peut plus durer. Ce n’est pas à moi de faire de l’ordre, parce qu’un jour, je vais me prendre un coup de couteau. Ça me fend le coeur, mais je préfère fermer que de voir ça. On a laissé pourrir le quartier. Ça pourrait difficilement être pire. » Pendant les travaux du viaduc, en 2017, Samir avait changé de décor et s’était installé face à la Comédie-Française, au Palais-Royal, sorte d’anti-Barbès. Au bout d’un an, il est revenu dans son fief, aux premières loges d’un spectacle dont les personnages dépassent l’imagination. Une punkette flânant avec un perroquet sur l’épaule droite, un merle sur la gauche. Un vieillard plié à 90 degrés, le dos parallèle au sol, obligé de lever la tête pour voir où il va. Sous nos yeux, une clocharde est entrée dans le kiosque de Samir pour lui demander la monnaie sur un billet de 500 euros tout droit sorti d’une imprimante. Un toxico a un jour essayé de lui vendre un cercueil qu’il trimbalait dans un chariot.

(…) Le mercredi et le samedi, c’est le même cirque puissance dix, à cause du marché le moins cher de Paris, qui se déploie sous le métro, et de son pendant illégal, sur le trottoir d’en face, le « marché de la misère » où l’on trouve tout et franchement n’importe quoi, à même le bitume, pour 3 francs 6 sous : un slip, une boîte de raviolis, une chaussure gauche sans la droite, un bout de fromage sous plastique, une batterie de téléphone, du dentifrice…

Au milieu du magma humain stationnent les maîtres des lieux : des dizaines de marchands de cigarettes. Ils passent leurs journées appuyés contre les murs du carrefour, à moins que ce ne soient les murs du carrefour qui s’appuient sur eux, on ne sait plus très bien. Audible dans le tintamarre, leur psalmodie est devenue l’emblème sonore de Barbès : « Marlboro-Marlboro-Marlboro » , « Legend-Legend-Legend » . Prix imbattables : Marlboro, 5 euros le paquet; Legend, 3,50 euros. Origine douteuse : contrebande ou, plus toxique, contrefaçon (Chine, Turquie, Maghreb, Europe de l’Est). Parfois le texte varie : « Chichon-chichon-chichon » , ou bien « shit-shit-shit-shit » , ou simplement « ch-ch-ch-ch » . On dirait des cigales, mais c’est une sacrée faune. Casquettes à l’envers, bananes en bandoulière, lunettes de soleil même quand il fait gris, même quand il fait nuit. Cocards, balafres, nez de traviole, prémolaires qui manquent. Des gueules patibulaires mais presque, comme dirait l’autre. Voire complètement tibulaires.

Pas de réseau très structuré, la vente se fait de manière anarchique. Traits communs : les vendeurs, souvent sans papiers, vivent rarement à Barbès et viennent tous d’Annaba, dans l’est de l’Algérie. Gare à celui qui vient d’ailleurs. En août 2017, un Algérois trop ambitieux a été vertement prié de foutre le camp. Il est revenu le lendemain, la police l’a arrêté avant qu’il ait eu le temps de faire usage du cocktail molotov qu’il venait d’allumer.

« Le tout premier vendeur s’appelait Djamel » se souvient Jean-Michel Lebcher, qui l’a vu arriver devant son kiosque au milieu des années 2000, « quand le prix du tabac a grimpé en flèche. Un type lui rapportait des paquets d’Algérie, par avion ou par voiture. Pendant six mois, il était tout seul. Les flics n’y prêtaient pas attention. »

« A la limite, les vendeurs de clopes, ça ne me dérange pas, explique Samir Lebcher. En revanche, quand les pickpockets débarquent l’après-midi… » On arrive alors dans le carrefour des Bermudes. Combien de portables et de portefeuilles Barbès a-t-il englouti ? Technique habituelle : attendre que le voyageur soit engagé dans le tourniquet du métro pour arracher un iPhone ou un sac à main. Technique subsidiaire : le « vol portière » qui consiste à faucher les affaires traînant sur le siège passager des voitures au feu rouge.

(…) Le Monde




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